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Au carrefour des luths

MUSICOLOGIE

Depuis plus de dix ans, le Centre patrimonial de la facture instrumentale (CPFI) du Mans collecte, restaure et répertorie desinstruments de musique du monde entier et de tous les âges.

Véritable conservatoire des techniques et des savoir-faire de lalutherie traditionnelle, il est aussi une fenêtre ouverte sur les civilisations, leurs musiques et leurs cultures.

Toujours avec le souci de transmettre et de rendre vivant ce patrimoine.

En 1997, un petit groupe de luthiers, chacun spécialisé dans des domaines variés (clavecin, kora, cithares, instruments du Moyen-Âge…) décide de créer une structure dans le but de mettre en valeur un patrimoine particulier : la lutherie artisanale et traditionnelle. Devenue une association loi 1901, le CPFI est la seule structure en France à proposer des animations et des expositions autour de la lutherie à partir d’une collection d’instruments de musique.

Tout démarre lorsque la ville de Paris décide de se séparer de sa collection. Le Mans hérite d’une partie et Angers de l’autre, qui deviendra la Galerie Sonore. En 2003, celle du Mans est confiée au CPFI et vient compléter les pièces déjà acquises depuis sa création. En 2014, ce sont environ 3 000 pièces (dont 90 % appartiennent à la ville du Mans) qui sont utilisées dans les expositions et les animations.

Chaque année, les voyages personnels et professionnels de l’équipe de permanents permettent d’enrichir la collection grâce aux rencontres avec des musiciens, des luthiers, des collectionneurs, grâce aux visites de musées ethnographiques, etc. Pas de politique d’achats prédéfinie. L’acquisition passe par l’achat, le prêt ou le don par des particuliers et des professionnels en fonction des occasions et des projets du CPFI.

Deux salariés permanents assurent la gestion de la structure et son animation : Susann Chuchollek, administratrice et animatrice d’ateliers, et Sylvestre Charbin, luthier de formation et responsable de l’entretien et de la restauration des instruments.

AU CENTRE DES LUTHS

Situé à quelques pas de l’avenue de la Libération, au Mans, le local du CPFI ne semble ni très accueillant, ni très joli. Mais qu’importe l’enveloppe, le contenu, lui, vaut la peine d’être connu. Le 11, rue des Frères-Gréban recèle des trésors…

 

Lorsque nous entrons, les odeurs de colle et de bois se mêlent et nous plongent immédiatement dans l’univers de la lutherie. Dans la pièce centrale, trois stagiaires participent depuis trois jours à un atelier de fabrication, sous la houlette de Susann Chuchollek, administratrice du CPFI. Autour d’eux, un ensemble d’instruments venus du monde entier et de toutes les époques s’offre au regard des visiteurs : une contrebasse, un gong, une harpe celtique, des flûtes, un balafon, un piano, une kora… Et dans les petites réserves attenantes, plusieurs centaines d’autres instruments de musique, soigneusement rangés et répertoriés sur des étagères, mais que l’on ne peut s’empêcher de manipuler, avec prudence. Par résonance, leur son s’accorde au bruit des machines-outils venu de l’atelier.

Aujourd’hui, l’instrument au centre de toutes les attentions est le kokle, une petite cithare traditionnelle d’origine lettone. Concentrés, attentifs aux conseils, les trois luthiers en herbe fabriquent leur propre instrument. «  Habituellement, les étapes de façonnage sont souvent très longues, parfois plusieurs mois, voire plusieurs années, explique Susann Chuchollek. Dans le cadre d’un atelier, il faut donc adapter l’instrument au projet. Nous faisons en sorte, par le choix des matériaux, des outils, du modèle, que les stagiaires puissent repartir avec un instrument fonctionnel au bout de trois ou quatre jours. » Des calculs au perçage en passant par le ponçage, Susann distille ses conseils et l’instrument de petite taille (un peu plus grand qu’un violon) prend forme, se matérialise. « Le fait de construire son propre instrument rend son jeu encore plus émouvant pour nous, souligne Davendree, l’une des stagiaires. On met de soi dans son façonnage, il devient notre jardin secret. » Souhaitant apprendre à jouer de la cithare indienne, elle s’est rapprochée du CPFI pour s’informer et a finalement décidé de fabriquer une cithare lettone avant d’en jouer : « La fabrication de l’instrument nous donne envie d’aller plus loin dans son histoire et dans celle du peuple qui l’a créé. » Un léger passage des ongles sur les cordes du kokle libère un son plein de poésie, qui incite presque à une pause méditative. Susann, spécialiste de cet instrument depuis une dizaine d’années, nous explique sa raison d’être : « Le kokle est un instrument utilisé par les Lettons lors des funérailles notamment. Sa musique est un lien avec le défunt, une manière de communiquer. Avec le temps, il est devenu le support pour transmettre les traditions lettones aux plus jeunes, un lien vivant avec le passé. » 

 

Le luth des peuples

 

L’instrument de musique comme fenêtre sur les peuples et les cultures dont il est issu, voilà l’un des piliers de la fondation du CPFI. Créé en 1997 par plusieurs amis luthiers de profession (voir encadré), la structure a pour mission de collecter, restaurer et stocker des instruments de musique du monde entier. Mais elle envisage aussi la lutherie comme fil conducteur des recherches en ethnologie et en ethnomusicologie. L’instrument, son histoire et ses conditions de production permettent de mesurer les avancées techniques et artisanales, l’évolution des coutumes et des ressources naturelles d’une région du monde. Et parfois de casser des préjugés : « Dans la lutherie traditionnelle, explique Susann, les Africains utilisent la métallurgie depuis très longtemps, bien avant les Européens. » De même, on a parfois tendance à penser que les instruments européens sont de meilleure facture. Cette idée est fausse, car la fabrication d’un instrument est fonction du lieu où il est fabriqué, de ses ressources naturelles, botaniques ou du climat. « Par exemple, les instruments de musique européens sont pour certains fabriqués avec une colle qui ne peut être utilisée dans les pays chauds et humides. Pour assembler les pièces, les luthiers africains utilisent d’autres procédés, qui correspondent aux caractéristiques naturelles de l’Afrique. Les évolutions technologiques permettent de pallier cela grâce, notamment, à des colles chimiques résistantes à des températures élevées. Chaque musique a son instrument. Cela donne une grande diversité, une grande richesse de sonorités dans le monde. »

Le travail du CPFI est justement de préserver cette diversité.Les conditions sociales, culturelles et historiques peuvent aussi modifier l’approche même de la facture instrumentale. En Europe, traditionnellement, les instruments sont inventés en fonction de leur utilité future et de la manière dont ils doivent sonner. Selon qu’il s’agisse de musique sacrée, profane, populaire ou de musique de cour, on utilisera tel type de bois, tel type de matériau pour les cordes, les peaux ou les anches, tel type de métal pour trouver le son recherché. Les instruments s’adaptent aux coutumes musicales. Sur le continent africain, c’est l’inverse. L’instrument est créé avec des éléments naturels que le luthier a sous la main. À partir du son du nouvel instrument, on décide de son utilité (rituels religieux, chasse, guerre, événements politiques). « En Afrique, on a même l’exemple de l’instrument éphémère, poursuit Susann. Avant de partir, le chasseur va ramasser différents éléments dans la forêt (une calebasse, un morceau de bois, une petite liane…) et en faire un instrument. Il va jouer de cet instrument pour appeler les esprits et leur demander une bonne chasse. Une fois le rituel terminé, le chasseur démonte son instrument et remet les différentes pièces dans la nature, là où il les a trouvées. » Parfois, les déplacements des populations sont aussi une des caractéristiques évolutives de la lutherie. Les recherches de certains ethnomusicologues traduisent l’apport de ces migrations dans l’évolution des instruments. L’histoire de la guitare est frappante à cet égard-là nous conte Susann : « Elle est née suite à un mouvement de populations, plus exactement suite à l’invasion de la péninsule ibérique par les Arabes au VIIIème siècle de notre ère, qui ont emmené avec eux le oud (ou luth arabe), qui par la force du temps deviendra la guitare. »

 

Le luth enchanté

 

Ce savoir encyclopédique, ce regard vers les siècles passés, le CPFI le garde et l’entretient grâce aux 3 000 instruments qu’il conserve. D’un sarod indien, qui semble venir d’un siècle lointain, on apprend qu’il a été fabriqué au début du XXème siècle. D’un rubab afghan parfaitement restauré et entretenu, on nous révèle que sa fabrication date du XIIIème siècle. Mais le CPFI a également pour mission de diffuser ce savoir : « Nous organisons des expositions suivant les régions du monde et la lutherie que l’on y pratique, raconte Susann. Nous mettons également en place des conférences sur les migrations des instruments, par exemple sur le banjo (né des échanges entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe) et sur le blues comme courant musical associé à cet instrument. Finalement, cette conférence nous a conduit à organiser en 2007 une exposition sur la guitare et ses cousines dans le monde. » Dans le même esprit, Bernard Poulélaouen (cofondateur et luthier de formation, devenu universitaire en Allemagne) organise des conférences et le CPFI intervient directement à l’ITEMM au Mans (Institut technologique européen des métiers de la musique) lors de cours d’organologie et d’ethnomusicologie.Sa mission de centre de ressources en lutherie fait aussi du CPFI un acteur central dans le monde de la lutherie traditionnelle. D’où un important travail en réseau avec des professionnels de tous horizons.

Ces dernières années, tout un projet autour d’instruments venant d’Europe de l’Est (Carélie en Russie, Géorgie, Lettonie, Turquie, Hongrie) a occupé le centre. Par son expérience et son expertise acquises au fil des ans, le CPFI est, en effet, devenu un interlocuteur privilégié. Il sert d’intermédiaire entre professionnels du secteur et de prestataire en restauration et réparation d’instruments. « En 2008, le Musée de l’Homme à Paris nous a demandé de restaurer des instruments pour l’exposition “La route de la soie : un voyage musical et poétique de la Perse à l’Asie centrale”, qui allait se mettre en place au Musée du Quai Branly. En fonction des demandes et de nos possibilités, nous pouvons faire ce travail ou le faire faire par nos contacts à l’étranger. Dans le cadre de cette prestation, nous avons fait venir au Musée de l’Homme des luthiers afghans et iraniens pour restaurer ces instruments. On nous appelle pour tous les cas difficiles ! » Y compris lorsqu’il s’agit de particuliers. « Des personnes viennent souvent nous voir dans l’idée de restaurer l’instrument et d’en rejouer. Pour les particuliers, ces instruments ont une valeur sentimentale et ils souhaitent retrouver leur son original », nous indique Sylvestre Charbin, responsable de la restauration des instruments. « Nous devons effectuer des recherches approfondies sur les instruments, leur histoire, leur utilité, leur environnement social, et surtout leur conception et les matériaux utilisés traditionnellement. » Dans le cas de la demande d’une institution, seule l’apparence compte. La sonorité ne rentre pas forcément dans le travail de restauration.   

 

Le luth des classes

 

D’une manière générale, on distingue deux types de luthiers : les conservateurs ou les restaurateurs, qui se limitent à ce travail d’artisan, sans chercher à créer ; et les inventeurs, qui utilisent la lutherie comme support de création (sculpture, installation, création sonore). Ces derniers développent leur esprit créatif, en expérimentant les formes ou les matériaux. Mais ils doivent garder en tête les bases acoustiques, mathématiques et physiques de la lutherie pour que l’instrument créé sonne – preuve que la frontière reste fragile entre le luthier et le plasticien. Le CPFI allie ces deux versants. La récupération d’objets réserve par exemple de belles surprises aux stagiaires du CPFI et surtout aux plus jeunes. Elle apporte également de nouveaux éléments dans l’évolution de la lutherie populaire. On peut citer, comme exemples d’instruments faits à partir d’objets récupérés, la sanza (piano à pouces à base de boîte de conserve et de lamelles en métal), la cuica (tambour à frictions à base de tube en pvc et de peau de chèvre), des maracas à capsules de bouteilles, des flûtes à partir de tout type de tubes, etc. Le CPFI propose également aux élèves d’écoles élémentaires de créer de nouveaux instruments, explique Susann : « Sans prétendre suivre les traces du “Cristal Baschet”, un instrument créé par les frères Bernard et François Baschet en 1952, nous avons fabriqué avec les élèves de CE2 de l’école élémentaire de Saint-Pavace un genre de métallophone circulaire, dont les lames sont remplacées par des tubes et qui peut se jouer à cinq ou six musiciens. » Un plateau circulaire en bois est habillé de ses tubes en métal. Il décrit une gamme pentatonique utilisée dans certaines musiques traditionnelles asiatiques (comme si on utilisait uniquement les touches noires d’un piano par exemple). Ce projet, financé par la coopérative scolaire de Saint-Pavace, est idéal pour développer la capacité de création des élèves. Guy Patoureau, instituteur et initiateur de ce projet, nous explique : « L’apport pédagogique de ce type d’activités est très important. Il permet, dès la conception, de rentrer concrètement dans le sujet. La décoration de l’instrument fait appel à la créativité des élèves. Ce qui est marquant ensuite, c’est la pratique : naturellement, les enfants vont taper sur les tubes de manière désordonnée mais au fil des minutes, ils vont s’écouter, échanger et finalement harmoniser leur jeu. C’est une manière intéressante de découvrir la musique. » Ce projet n’est que la première pierre d’un édifice regroupant la fabrication de plusieurs instruments avec l’aide du CPFI.

 

Preuve que le CPFI ne se limite pas au registre figé du patrimoine et de la conservation, des projets vivants naissent parfois de son réseau. « En 2013, en Hongrie, nous avons rencontré les musiciens du groupe Kek Lang (communauté des Rom Valaques). En rentrant au Mans, nous nous sommes rendus à l’Espal pour leur proposer d’inviter ces musiciens. L’idée était de les programmer à l’Espal pour un ou deux concerts et d’organiser des rencontres. Tout ce projet s’est finalement déroulé en février 2014. Kek Lang a joué dans le cadre du festival des Nuits de la Voix, et a animé avec le CPFI des ateliers de chants en romanès avec les élèves d’une école élémentaire des Sablons. Il faut se dire qu’au départ de ce projet, il y eut une simple rencontre quelque part en Hongrie quelques mois auparavant. » La preuve, s’il est encore besoin de le montrer, que le patrimoine est bien vivant, ou du moins demeure une source d’inspiration incontournable pour les arts vivants.

•  L.P. & ALAIN JENKINSON

 

 

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