Rimes en bande organisée
MUSIQUE
En quoi ce projet est-il différent des autres projets de Soma ?
Par rapport à d’autres projets, comme L’Empire du sang ou La Mauvaise humeur par exemple, cette expérience regroupe l’ensemble du collectif. C’est la première fois. Ce qui change aussi, c’est la manière dont on a mené l’affaire. Il y a une dimension ambitieuse que n’ont pas forcément les autres plans. Cela nous a demandé une meilleure organisation, des réunions… On a dû contacter des partenaires pour nous aider à monter cette création, ce qui a débouché sur un soutien de structures comme L’Oasis ou La 25ème Heure du livre, qui ont été séduits par le concept. Du coup, on s’est vu imposer des délais et on a dû s’astreindre à un rythme d’écriture.
Le texte d’Huxley est une dystopie (une contre-utopie, un monde en apparence parfait mais qui vire au cauchemar), publiée en 1932. Pourquoi cette œuvre-là et pourquoi maintenant ?
Avec Le Meilleur des Mondes, on touche tout le monde dans Soma. Déjà, le nom du collectif fait directement référence au livre (ndlr : la soma est une substance omniprésente dans le monde décrit par Huxley). Et puis, à la base, on est tous sensible à la science-fiction. Ray Bradbury, Philip K. Dick, Isaac Asimov ou George Orwell… Ces auteurs sont des références communes à pas mal d’entre nous. Certains les lisent ou les ont lu, d’autres regardent des films. Mais on aime tous se plonger dans un autre possible et regarder ce qui se passe : observer l’influence grandissante de certaines technologies dans nos vies, la place prise dans notre société par tous ces engins électroniques complètement futiles. Notre société est balisée d’un côté par le plaisir, la drogue à portée de tous et une certaine sexualité débridée. Et de l’autre, par une forte répression exercée par l’état. Pour nous, c’est une forme de totalitarisme qui dit à peine son nom. Dans le livre, la société décrite ressemble fortement à ça. Mais on voit apparaître aussi des formes d’opposition… Des gens qui ne vivent pas comme la masse soumise, un retour au sauvage, la marginalisation d’une partie de la population par un système contrôlé d’en haut et de façon insidieuse. Le texte évoque la question du travail et de son côté aliénant. C’est un élément qui nous parle beaucoup. On est tous conscient du besoin de travailler parce qu’il faut bien manger. Mais on ne fait pas de plan de carrière, c’est seulement une nécessité. Toutes ces considérations très politiques au final, nous les partageons au sein de Soma.
Concrètement, Le Meilleur des mondes façon Soma, ça raconte quoi ?
C’est une histoire en trois grands chapitres et une vingtaine de scènes. Le premier chapitre est le plus proche du livre. Raconté à la troisième personne, il présente les principaux protagonistes et révèle le caractère de ce monde où l’hédonisme est devenu obligatoire et l’eugénisme une pratique essentielle. Henri Foster et Lenina sont amants et décident de partir en quête d’exotisme chez les sauvages… Mais ils ne tiendront pas cinq minutes et s’enfuiront très vite. Dans leur fuite, ils ramènent contre leur gré deux sauvages, Célestin et Irène, qui veulent, au début du deuxième chapitre, fuir leur monde pauvre et peu développé. Mais leur vision est sans doute trop idyllique… Enfin, la troisième partie raconte l’histoire de deux personnages qui constituent un point d’équilibre entre les deux mondes. À la fois issus du meilleur des mondes, et rêvant d’un retour à la nature, comme une volonté de revenir à des relations essentielles entre êtres humains. Tous ces personnages sont joués par les trois rappeurs qui endossent les rôles alternativement.
Vous avez donc transformé le récit d’origine.
Pour quelles raisons ?
D’abord, pour une raison pratique de droit. Le Meilleur des mondes est un bouquin qui n’est pas encore tombé dans le domaine public et l’adapter strictement aurait pu nous causer des soucis… Ensuite, on a voulu s’approprier le livre plutôt que de le paraphraser. Pour autant, il n’y avait pas de découpage prédéfini dès le début. On a écrit un premier morceau, le prequel de l’histoire, et puis un deuxième, etc. Et très vite, on a su qu’il nous en fallait une vingtaine. Le découpage en trois parties est venu à ce moment-là. On savait alors ce qu’il nous restait à écrire pour que cela se tienne. Et puis, on a voulu une histoire qui se déroule comme une série, de façon à ce que chaque morceau tienne debout tout seul.
On vous a vus en répétition. Les textes sont particulièrement compréhensibles et distincts comparés à d’autres productions hip-hop. C’était une volonté de rendre le message encore plus clair ?
On avait une vraie envie de rendre le spectacle accessible à tous. C’est pourquoi les morceaux doivent être intelligibles. Du coup, on fait très attention à la manière dont on rappe. On aime aussi l’idée que le spectacle motive les gens à aller lire le livre. La scénographie en création et la vidéo, c’est la même chose, cela sert le propos. Malgré tout, on reste des musiciens, et les morceaux doivent fonctionner tout seuls. Pas de compromis à ce niveau-là.
Comment les morceaux prennent-ils forme justement ? Il y a une méthode ?
Au départ, on a les productions sonores. Thomas, alias OS, en a réalisé environ 35 en trois mois, en tenant compte de l’ambiance du livre et de sa connaissance des rappeurs, de leur personnalité… On en a gardé une vingtaine. Ensuite, chaque prod’ inspire un flow particulier et on commence alors à écrire les textes. Le plus souvent, on se voit à trois pour écrire car on est plusieurs à intervenir dans chaque morceau.
Comment avez-vous choisi l’instrumentation ?
C’est plutôt une histoire de potes. Avant de commencer, on n’avait pas d’idée particulière sur l’instrumentation, si ce n’est la volonté, grâce à ce projet, de se retrouver tous les huit plus fortement. Au final il y a deux saxophonistes (Julien et Arth?), trois MC (Saï, Sooolem et Rico), un bassiste (Françis), OS aux platines et Arthur pour le travail sur la vidéo. Les ressources et compétences de chacun sont à la base du travail.
Quel regard porte le reste du groupe sur cette écriture, sur l’avancée de la narration ?
L’avis de chacun compte, même si les textes sont vraiment le travail des rappeurs. On envoie les textes à tout le monde et chacun peut réagir dessus. Le but est que tout le monde soit à l’aise avec tous les morceaux. On se connaît bien, alors on se fait confiance. Mais un avis différent peut les faire évoluer ou venir modifier le chapitrage. Par exemple, Art? et Françis nous ont fait remarquer que le chapitre sur les sauvages n’était pas au bon endroit. Du coup, on a adapté. Il faut bien comprendre que ce qu’on soumet au groupe n’est qu’une proposition. L’ensemble est validé par tous les membres.
Et concrètement en répétition, ça se passe comment ?
A chaque fois, on travaille deux ou trois morceaux à fond. Chaque musicien improvise au départ et puis on garde ce qui nous plaît. Là aussi la validation est collective, on est une vraie unité, il n’y a pas un avis plus important qu’un autre. Même Lydie, la chargée de production, qui n’est pas musicienne, a son mot à dire sur les morceaux.
Quel est le rôle de la vidéo dans le spectacle ?
On tenait à la présence des images. Elles seront projetées en fond de scène. On a aussi tourné un teaser. Tout cela, notamment, dans le but de rendre l’adaptation la plus compréhensible possible. On voulait aussi donner une certaine ampleur au spectacle et permettre au public de rentrer dedans par différents biais.
Donc, le projet tourne autour du message à faire passer ?
Oui, bien sûr. Le but est quand même de servir le texte, de donner envie de lire le bouquin et que le propos soit clair. Mais après, on reste des musiciens très attachés à la qualité musicale. Les morceaux doivent se tenir par eux-mêmes. On a toujours en tête, quoiqu’on décide, de rester accessible à tous, aussi bien aux amateurs de hip-hop qui s’attendent à voir du Soma qu’aux curieux qui viendront pour l’œuvre littéraire.
Ce discours, vous l’avez porté auprès de soutiens potentiels ? Comment cela a-t-il été accueilli ?
On a eu l’opportunité de répondre à une carte blanche proposée par L’Oasis, qui souhaitait faire confiance à Soma pour la création d’un spectacle. En émettant l’idée de l’adaptation littéraire, la connexion s’est faite assez vite avec la 25ème Heure du livre, qui nous a suivis et nous a proposé de participer au ZELI, la Zone d’expression libre et illimitée du salon du livre du Mans. Le mélange musiques actuelles et littérature permettait de croiser les objectifs de ces deux structures, qui cherchaient alors à travailler ensemble. On a eu la chance d’être accueillis très favorablement dès le début. Parce que c’était nous et que nos projets sont suivis depuis quelques temps. Et surtout parce que l’œuvre d’Huxley parlait à nos interlocuteurs. Ensuite, les partenariats se sont multipliés, notamment avec la MJC Plaine du Ronceray, camarade de longue date, qui nous a ouvert ses portes pour une résidence à la fin de l’été et proposé une date dans la programmation de sa salle L’Alambik à la rentrée. Cela prendra la forme d’une soirée carte blanche à Soma le 23 novembre prochain.
Et, une fois la création réalisée, qu’est-ce qui va se passer ?
Ensuite, on espère pouvoir vendre le spectacle et à aller le défendre partout où on voudra bien de nous. C’est pour ça qu’on insiste sur le boulot que fait Lydie sur le suivi du Meilleur des mondes. Elle fait partie intégrante de Soma et c’est grâce à elle qu’on avance sur les partenariats et les questions un peu concrètes liées à la logistique, l’administration. Il était important de ne pas négliger cet aspect-là pour défendre au mieux l’idée du spectacle qu’on a voulu ambitieux et exigeant dès le début.
• Propos recueillis par Hélène Deschère & Camille Alfons
Imaginé il y a plus d’un an et en création depuis le printemps, Le meilleur des mondes version Soma, est une adaptation libre du célèbre roman d’anticipation d’Aldous Huxley paru en 1932. Le collectif hip-hop a créé un spectacle original réunissant sept musiciens sur scène, auxquels il faut ajouter un vidéaste et une chargée de production. Après avoir suivi les acteurs du projet sur plusieurs étapes de la création, répétitions, filages, temps de résidence, nous partageons une bière avec quatre d’entre eux pour évoquer les mois de fabrication et les futurs aboutissements.