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Construire, déconstruire, reconstruire

NUMÉRIQUE

Une ville encaissée au milieu de la montagne. Un pont. Passage entre deux rives, deux peuples, deux cultures. Un lien qui abolit les frontières, fait passage. Et puis la destruction. Des murs s’élèvent et séparent, des chars avancent inexorablement vers le spectateur. Une musique oppressante traduit toute la complexité des tensions sous-jacentes aux conflits. Le pistil d’un pissenlit s’envole, chemine, semble traverser chacun des dessins en mouvement. Promesse d’espoir ? Grégory David a construit Plébiscite autour d’une phrase d’Isaac Newton : « Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts. » Et plus particulièrement sur la symbolique de trois murs : celui de Cisjordanie, mur de séparation entre Palestiniens et Israéliens, celui de Mostar en Bosnie-Herzégovine, et celui de Tijuana, entre Mexique et Etats-Unis, dont il aime particulièrement l’esthétique.

 

Entrée en matière

 

Grégory consacre les tout premiers mois de son travail à l’écriture de la trame narrative, au recensement des besoins techniques spécifiques et aux demandes de subvention. Le format et la thématique ont été imposés par la compétition. La création devait durer quinze minutes au maximum et porter sur « les droits de l’homme, la démocratie et la paix ». Un projet ambitieux, inter-médias, avec de la vidéo, du son et de la lumière qui s’entremêlent pour faire sens et servir un propos. Rapidement, il sait qu’il ne pourra pas tout réaliser seul et réunit une équipe de quatre personnes : Sandra Guillen au dessin et à la scénographie, Ronan Virondaud à la scénographie, Abdellatif Baybay à la mise en scène et Bruno Teutsch à la création lumière. « Ils m’ont dit oui, tout de suite, sans avoir beaucoup d’infos. C’est confortable et rassurant d’être entouré de personnes extrêmement compétentes dans leur domaine. » Au mois d’avril, ils se mettent autour de la table pour répartir les tâches et élaborer les plannings. Plébiscite peut commencer à prendre forme ailleurs que dans la tête de Grégory. Sandra Guillen esquisse les premiers dessins de Mostar, ancienne ville-frontière ottomane, située à une centaine de kilomètres au sud de Sarajevo, nichée dans la vallée de Neretva. Mostar, ses maisons turques anciennes et son vieux pont détruit en 1993. « Initialement, je pensais que Sandra réaliserait tous les dessins, mais le dessin animé, ça prend du temps. » Face à l’ampleur du travail que représente la réalisation manuelle de tous les dessins nécessaires, Grégory décide de changer de technique. « Généralement, dans la 3D, les développeurs cherchent à reproduire la réalité. Là, pour des raisons artistiques, je voulais m’éloigner de ce photo-réalisme et me rapprocher des dessins de Sandra. Il y a des outils qui existent et qui permettent de faire du rendu dessin, mais pas à la Sandra Guillen ! Mon objectif, c’était de programmer, de concevoir un outil permettant un rendu au plus proche de son tracé. Et de loin, avec le mouvement, la magie opère. » Grégory ajoute aussitôt : « Il faut que je sois humble malgré tout. J’utilise Blender, un logiciel libre qui fait de la 3D, dans lequel il y a un module qui s’appelle Freestyle et qui permet de faire des rendus-traits. Et à l’intérieur de ce module, il y a des éléments programmables. Et donc moi, j’ai programmé le style Sandra Guillen. » Cela permet donc à Grégory de créer de nouveaux décors, de nouveaux dessins qui nourrissent Plébiscite. Les animations et les éléments oniriques possibles sont multipliés. L’informatique devient ainsi un outil au service de la création. Le créateur peut aussi utiliser des éléments proches des éléments documentaires : « Cela devient donc facile de fabriquer un char, par exemple. »

 

Du principe de réalité

 

À la fin du mois de juin, certaines idées ont évolué et de premiers ajustements sont nécessaires par rapport au projet de départ. Les contraintes budgétaires apparaissent mais ne semblent pas entamer l’énergie mise en œuvre par Grégory : « L’idée initiale était d’avoir une scénographie qui permette au public d’être tout autour d’un mur central composé de trois parties et d’avoir un jeu de projection sur chacune, un jeu de réponse entre horizontalité et verticalité. Il aurait donc fallu trois vidéoprojecteurs, ce qui n’est pas rien, et des machines puissantes, robustes et stables. En termes d’investissement matériel, cela aurait représenté quasiment un tiers du budget. » Des trois panneaux envisagés, il n’en reste plus qu’un. À la même période, Grégory tourne des images avec Thierry Mabon. Le danseur devait être filmé pour apparaître sous forme de silhouettes intégrées dans les paysages animés, personnages-ombres qui tombent, franchissent le mur ou essaient de le faire tomber. Pour des raisons pratiques, c’est finalement Grégory qui incarnera les petits personnages, Thierry Mabon apportant son aide du point de vue chorégraphique.

 

La musique, les matières

 

Tout début juillet, la matière première est là : les dessins de Sandra, les premières animations du mur de Tijuana qui s’élève sur la plage, l’assemblage de cartons qui formera le mur de projection. La narration et le scénario du spectacle sont prêts. Le matériel sonore est collecté, même si Grégory ne sait pas encore quelles sonorités, quelles structures il va employer. Seule la couleur qu’il souhaite donner à chaque tableau est claire dans son esprit. « J’ai peut-être des prédispositions à faire de la musique électronique, mais ce n’est même pas sûr. Je ne suis pas musicien, je ne suis pas instrumentiste et je n’ai pas de formation musicale. Ce qui m’anime le plus, c’est découvrir, expérimenter. Ce que je fais en général, c’est du bricolage. » Grégory David découvre la musique électronique à l’école. Un de ses enseignants, ami avec le groupement de musique électro-acoustique de Bourges, ramenait en classe des machines qui faisaient du son et les élèves pouvaient les manipuler. Il comprend que le son est comme une matière qu’il est possible de modeler. « J’avais accès à des gens brillants, qui faisaient de la musique élitiste difficile d’accès, avec des synthétiseurs et des machines dans tous les sens. » Est-ce pour cela qu’il a aujourd’hui le désir de créer ce qui n’existe pas, de travailler sur l’irréel, sur l’immatériel ? « En même temps, c’est un peu paradoxal parce que, dans la plupart des œuvres que je crée, on retrouve un mélange entre musique de synthèse et musique concrète, et ça, c’est on ne peut plus tangible. » Dans le calme de sa maison, autour d’une tasse de thé, il se pose et évoque pour nous la résidence d’un mois qui aura lieu à l’Écluse, théâtre manceau, en août. C’est à ce moment que les matériaux se mêleront pour la première fois. « Cela va donc être une création concrète de spectacle, au sens de ce qu’est la musique concrète. On assemble, on voit et on s’interroge. Qu’est-ce qui fonctionne ? Est-ce que ça prend sens ? Est-ce que ça joue ensemble ? Si ça ne joue pas ensemble, on laisse tomber, on passe à autre chose et on cherche jusqu’à trouver l’endroit où ça va fonctionner de manière concrète. »

 

Les couleurs d’une création

 

La première semaine de résidence à l’Écluse est placée sous le signe du calme et de la sérénité. Au centre du plateau, le mur-écran de projection, composé de cent vingt boîtes en carton impressionne. Haut de plus de trois mètres, il est courbe et asymétrique. Le début de cette résidence est en partie consacré à la composition musicale. Dix jours pour tout écrire. Grégory poursuit sa collecte de matières, des sons du réel et des sons de synthèse : « J’utilise des synthétiseurs que je paramètre à mon goût afin d’obtenir la sonorité qui colle avec l’expression que je cherche à transmettre. » Pour la partie Mostar de Plébiscite, il se sert de sons instrumentaux de târ, sorte de luth, et de cymbalum qu’il enregistre ou qu’il va chercher sur des plateformes de partage. C’est un ardent militant des arts libres. Il appartient d’ailleurs à l’AMMD, une coopérative d’artistes qui créent avec des matériels et des logiciels libres. Il défend l’idée que chacun doit pouvoir réutiliser à sa façon ce qui existe déjà. « La création est un assemblage d’une quantité incommensurable d’influences, affirme-t-il. Moi, je suis incapable de dire par quoi je suis influencé. Par contre, ce qui est sûr, c’est que je ne suis que ça. Un peu comme un cuisinier qui assemble des saveurs magiques ! Rien ne sort de rien. » Grégory sait ce qu’il va chercher, les couleurs très précises qu’il souhaite donner à tel ou tel tableau. Il nettoie les segments sonores, les déforme et crée le son qu’il veut, un peu comme nous le ferions avec de la pâte à modeler. Il est dans la conception concrète, toujours au sens de musique concrète.

« J’écris avec le ventre, précise-t-il. Ça s’écrit parce que ça s’éprouve. » Les essais sont nombreux, mais c’est toujours l’émotion qui prime.

 

Première mise à l’épreuve

 

Mardi 20 août, Abdellatif Baybay et Sandra Guillen sont présents à l’Écluse et discutent autour d’un café. Grégory est sur le plateau, installé à une grande table derrière machines et ordinateurs. L’atmosphère semble plus tendue que précédemment. C’est la troisième semaine de résidence. Les journées débutant tôt et se terminant rarement avant deux heures du matin, la fatigue commence à se faire sentir. Aujourd’hui, pour la première fois, les sons et les images vont prendre vie sur la structure. Il s’agit de mettre à l’épreuve les différents éléments, de voir si, ensemble, ils font sens. C’est le premier assemblage et chacun est extrêmement attentif. Les séquences se succèdent : Mostar et son pont, le mur de Tijuana… Les paysages défilent, se font et se défont, les esquisses de et à la manière de Sandra prennent vie. La musique monte, dérangeante et intrigante. L’assemblage ne laisse pas indifférent l’équipe qui assiste à cette séance de travail. Des questions émergent. Faut-il amener le spectateur à entrer dans le spectacle en le ménageant ? Faut-il lui faire ressentir d’emblée le profond malaise posé par le propos de Plébiscite ? Les avis sont contradictoires mais constructifs. C’est ensuite l’occasion de discuter des ressentis de chacun, des incompréhensions ou des enthousiasmes. La scénographie et les différents éléments de la création sont évoqués. Rapidement la conversation devient assez technique et Grégory prend des notes pour répondre à chaque point évoqué. « Pour chacune de mes créations, j’ai un objectif. Au fur et à mesure du travail, il y a des choses qui deviennent pourries parce que l’idée était intéressante mais que je n’ai pas les moyens de la faire. Ou alors l’idée semblait intéressante mais finalement, mise à l’épreuve, ça devient un truc nul. Et puis, parfois, au contraire, le fait d’être dans l’exercice de la chose fait qu’une sorte de lumière jaillit à ce moment-là. »

 

Derniers jours

 

Vendredi 30 août, la résidence touche à sa fin. Il est 14h30 et c’est le début du dernier filage. Toute l’équipe est à l’œuvre pour cet avant-dernier jour. L’épuisement est proche, tant le rythme a été intense sur ce dernier mois. Dans les gradins, Bruno est à la lumière et Abdel observe les mouvements de chacun. Sur le plateau, Sandra est cachée derrière le mur pour manipuler sans être vue et Grégory assis en tailleur, devant ses machines. Quelques observateurs privilégiés forment le public. Le noir se fait, le silence s’installe. « Un premier résultat est là et nous n’en avons pas honte, même s’il reste encore beaucoup de choses à faire. » Dans cette création qui aurait pu n’être qu’une création de commande, Grégory David a choisi de poser un propos, de dire une préoccupation. Pas question en effet, pour lui, de s’éloigner de ce qu’il veut exprimer : « Je tourne tout cela à mon avantage. J’ai pris la liberté de construire un spectacle avec ce qui m’était imposé mais en ayant une intention et un engagement politique derrière. Les murs se construisent parce que le peuple, la plèbe, les acceptent. Soit par défaut, soit par conviction. Le peuple devrait avoir la maîtrise de ce qui se décide. Ensemble, on doit agir d’un commun accord pour détruire ces murs. » Voilà ce que raconte Plébiscite.

• Éléonore Perraudeau & Hélène Deschère

Grégory David, alias Groolot, est un touche-à-tout, un véritable bricoleur de l’immatériel. Enseignant en informatique, il compose de la musique électronique, crée des spectacles et développe des outils numériques pour répondre aux besoins de son imagination.

Sélectionné aux VIIèmes jeux de la francophonie pour représenter la France, il a obtenu le vendredi 13 septembre la médaille d’argent dans la catégorie création numérique. Nous avons suivi Grégory David tout au long de l’élaboration du projet Plébiscite. Neuf mois de création, de réflexion, de questionnement, d’enthousiasme, de rencontres, d’adaptation aux nombreuses contraintes rencontrées. Un temps de travail dense, intense mais résolument humain et généreux.

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