La vérité des visages
PEINTURE
L’homme est debout, hiératique, le regard franc, enveloppé dans un grand manteau noir, légèrement adossé au mur de l’atelier, en face de l’escalier. Il attend. Il n’est pas seul à attendre, ils sont quelques uns à regarder vers leur futur proche.Non loin d’eux, un autre homme, hiératique, le regard franc, en haut de l’escalier, les observe. Leur créateur, Guy Brunet.
Artiste-peintre né au Mans, Guy Brunet prépare son exposition à l’Espal. L’événement est important car il permet à l’artiste d’avoir une cinquantaine d’œuvres présentées dans un même espace. Les portraits sont de quatre types : des formats étroits et hauts présentant des personnages seuls, des portraits plus petits avec trois personnages, des masques et des crânes. Guy Brunet dit ne pas être spécialiste du portrait. Pourtant le genre l’attire même si, dans l’histoire de l’art, le portraitiste a parfois été considéré comme un artiste mineur. Mais peu importe. Ce qui importe, c’est la démarche. D’où viennent ces portraits, qui sont ces visages peints, qui sont les personnages ? La réponse donnée par Guy Brunet est simple : ces visages viennent de partout. Ils surgissent et s’imposent d’une manière impromptue. Une publicité, une photo dans un journal, dans un livre ou un même un film. Mais nous reviendrons un peu plus tard sur l’influence du cinéma dans l’oeuvre de Guy Brunet.
L’artiste ne cherche pas, il faut simplement que la tête offre la possibilité de devenir une peinture. Cela peut tenir à la lumière, à une expression, il faut qu’il y ait dans le document quelque chose de pictural. Le document de départ peut être banal, voire mauvais. Il ne s’agit pas de peindre des stéréotypes, mais des individus. Mais comme la source est diversifiée, Guy Brunet n’hésite pas à mélanger les propositions dans un même tableau. On peut avoir un sportif à côté d’un homme politique, un vivant à côté d’un mort, des anonymes à côté d’hommes publics. “ Je pourrais même peindre un assassin ”, ajoute-t-il. Mais la toile ne donne pas d’information à celui qui la regarde. Toutes les références sont effacées, tout détail qui pourrait donner une indication temporelle ou historique est éliminé. Seul est peint le visage ou plutôt la tête, mot que l’artiste préfère. Le regard est frontal. Le personnage, à partir des épaules que l’on devine, est enveloppé dans une sorte de grande cape noire qui masque le corps et lui donne quelque chose de monacal, de silencieux. La présence, la vérité du sujet sont impressionnantes pour celui qui regarde. Mais qui pourrait reconnaître parmi tous ces personnages, le joueur de foot Ribery dont l’image, cette image médiatique si proche de la vacuité, a été sublimée ? Qui pourrait reconnaître Gerhard Schröder, deux fois chancelier de l’Allemagne ? Sortis de leur contexte et sportif et politique, ces visages existent par eux seuls et on comprend mieux la démarche qui n’est pas de peindre l’image d’un joueur de foot, ce qui n’a aucun intérêt en soi, mais de représenter ce que seul le peintre est capable de faire surgir et de montrer. Vous ne regarderez plus jamais Ribery de la même manière !
Avec ces œuvres où le continuum est effacé, Guy Brunet invente un autre temps, un temps qui n’appartient qu’à sa peinture. Il crée par le fait même une nouvelle convention, un nouveau code, saisissant de vérité et de vie au point que l’on a l’impression que le personnage va quitter le tableau. “ C’est un peu comme cette histoire du peintre grec Zeuxis, raconte Guy Brunet, qui avait peint une grappe de raisins tellement réaliste que les oiseaux sont venus les picorer. “ Nous sommes face à cette question qui traverse toute l’histoire de l’art et de la philosophie, à savoir la question de l’imitation, de la mimésis grecque qui permet de révéler la réalité cachée d’un sujet. Ribery, par exemple.
Les portraits du Fayoum
Et tout d’un coup, l’histoire de l’art surgit dans la conversation. Nous nous retrouvons en Égypte au début de notre ère. Guy Brunet nous raconte qu’il a toujours été fasciné par les portraits du Fayoum. Cette région du sud de l’Égypte, à l’ouest du Nil, a produit du Ier au IVe siècle des portraits placés sur les momies, à la place du visage du mort. Pour Guy Brunet, “ ces portraits sont troublants de réalisme d’autant qu’ils ne sont pas peints pour être vus, du moins pas par des vivants. ” Et c’est après coup, après avoir fait plusieurs de ses portraits à lui, qu’il s’est rendu compte d’une certaine similitude entre son travail et ces portraits du Fayoum.
Ces portraits qui ont influencé toute l’histoire européenne de l’art se concentrent sur les traits du visage et sur le regard. C’est un individu qui est peint, qui a un nom, que l’on peut donc identifier. Comme nous l’avons vu plus haut, certains des portraits de Guy Brunet sont identifiables, d’autres pas. Dans les portraits du Fayoum et les oeuvres de Guy Brunet, les visages sont peints de face, le regard est droit, le buste parfois en lègère rotation vers la droite ou la gauche. Comme le dit l’écrivain Jean-Christophe Bailly, les portraits du Fayoum sont “ une apostrophe muette ”. On pourrait dire la même chose des portraits de Guy Brunet dont la vérité du trait, le mimétisme, la vraisemblance font que celui qui regarde a l’impression de se trouver devant un être réel. Les œuvres qui sont exposées à l’Espal sont toutes des huiles et révèlent le travail récent de l’artiste. Après avoir travaillé pendant longtemps le pastel, qui est une matière sèche au résultat immédiat, Guy Brunet est revenu à l’huile. A cet endroit, un petit détour lexical s’impose. Ne dites surtout pas qu’il est classique, cela énerve un peu l’artiste. “ Il y a confusion dans les termes, dit-il, le classicisme est une période de l’histoire de l’art avec ses propres codes. Moi, je suis traditionnel. Ce qui n’est pas la même chose. ”
L’art et la matière
La démonstration, après le vocabulaire, passe par la technique. La première étape d’une œuvre passe par le choix de la toile en lin au grain moyen. Le lin est utilisé depuis 7 000 ans avant J-C et il a servi à confectionner les bandelettes de momies, ce qui nous ramène aux portraits du Fayoum. Le support est enduit d’une couche d’acrylique ocre rouge ou gris ou encore brun rosé. “ La couleur de la toile, c’est déjà la peinture. ” Car ce fond va déterminer la suite du travail qui commence par la mise en place des têtes au crayon blanc. Étape sommaire faite de quelques coups de crayon. Le travail continue par un dessin plus précis au pinceau. “ Progressivement, les surfaces et les ombres apparaissent. ” Aucune approximation n’est permise à partir de ce moment-là, la tête du sujet apparaît déjà. Les couleurs utilisées pour cette première étape sont la terre de Sienne naturelle, la terre d’ombre brûlée et le blanc.
La deuxième étape intervient quand l’huile est sèche. Deux couleurs s’ajoutent à celles de la première étape : le rouge et le brun Van Dyck (pigment dérivé de la tourbe ou de la lignite). Il s’agira de repeindre en une couche très fine par dessus la tête dessinée dans la première étape. La terre de Sienne sera mélangée plus ou moins avec du rouge ce qui entrainera des variations ténues dans la carnation des portraits. Variations dues aux fonds et aux mélanges de couleurs. Guy Brunet a une gamme très réduite de pigments. “ Cela doit suffire. ” A cette palette, il faut ajouter le noir. Ce pigment est sans doute le plus ancien à avoir été créé par l’homme, lorsqu’il découvre le feu qui lui permet de faire du charbon de bois. Si le noir est parfois synonyme de douleur, retournons vers l’Égypte du Fayoum et la vallée du Nil. Ici le noir est symbole de la fécondité et de l’espérance comme l’explique Michel Pastoureau, historien des couleurs dans son livre Noir. C’est la terre noire et féconde des crues du fleuve. Pastoureau poursuit et écrit que le noir associé au rouge est “ source de vie et leur association prend parfois des valeurs exponentielles. ”
L’économie des moyens intéresse Guy Brunet. Il est en perpétuelle recherche de nuances. La palette utilisée par les peintres du Fayoum était aussi très réduite. Avec peu de moyens, à deux mille ans d’intervalle, les portraits du Fayoum et ceux de Guy Brunet transmettent une sensation de vie troublante. Peut-être due à l’association de ce noir et ce rouge.Même s’il y a peu de matière sur la toile, peindre est fatiguant. “ Pas une touche, pas un coup de pinceau que je n’ai décidé de mettre. Comme ma gamme est ultra-réduite, tout doit être juste, tout le temps et tout de suite. ” Surtout pas d’à-peu-près. Si ce n’est pas bon du premier coup, Guy Brunet soit corrige légèrement avec un peu d’essence, soit il recouvre toute la toile d’une couche de peinture pour tout refaire, soit il enlève carrément la toile de son cadre pour en refixer une nouvelle et reprendre à zéro. Peindre est aussi fatiguant parce que l’exercice demande une concentration, qui se traduit par une sorte de tension du corps alors même que l’esprit est plastique et est capable de penser en même temps à une multitude d’autres choses.
Passé / présent ?
C’est par ces techniques séculaires que Guy Brunet est traditionnel. La haute maîtrise technique rend l’oeuvre magistrale. Cette tradition revendiquée amène à s’interroger sur le sens du temps et du passé, sur le sens aujourd’hui de la peinture. A quoi cela peut-il bien servir encore de nos jours ? A cette question, Guy Brunet répond en évoquant Jean-Luc Godard pour qui la caméra permet de voir des choses qui seraient passées inaperçues. Pour le peintre, les portraits sont là pour montrer ce que seule la peinture peut montrer. “ Mes portraits montrent le temps. ” Quand il est face aux Fayoum, Guy Brunet les regarde avec son oeil d’aujourd’hui. Il agit ainsi pour n’importe quelle œuvre. Pour lui, il n’y a pas de chronologie, il n’y a pas de passé. Le passé est une sorte d’éternel présent et “ à chaque époque, il faut tenter de refaire la conquête de la tradition, contre le conformisme qui est en train de la neutraliser. ” Aphorisme de l’écrivain Walter Benjamin dans son livre Sur le concept de l’histoire. Guy Brunet est pétri de références, “ mais je m’en débarrasse tout en les revendiquant. ”
La peinture est sa famille, c’est là qu’il se reconnaît quand il regarde Velasquez, Géricault, Delacroix. Mais Guy Brunet ne sait pas pourquoi il est devenu peintre. Tout jeune, il était fasciné par les images du Petit Larousse, de ces petites images en noir et blanc que parfois il dessinait. Quant il était enfant, avec sa mère et son frère, il allait tous les ans à Paris passer une journée au Louvre. “ Un des plus beaux souvenirs de ma vie, précise-t-il, de voir la peinture en vrai. De me retrouver face à Géricault, Delacroix, dont je me sens si proche. ” L’art des autres l’a nourri. Et ne croyez pas qu’on l’emmenait de force, c’est plutôt lui qui entrainait sa famille dans les salles du Louvre.
Un homme sous influence
Quand il parle de son travail, Guy Brunet prend le temps de répondre, de choisir ses mots. Il ne craint pas les silences. Il est comme devant sa toile où chaque touche est voulue, devant son interlocuteur chaque mot est pensé avant d’être dit. Posez-lui une question, et une porte s’ouvre. Sur la question si mystérieuse et inévitable du processus de création, il répond cinéma. Pour lui, le cinéma, surtout le cinéma italien, est aussi important que Delacroix. C’est dire. Ses maîtres : Fellini qu’il découvre à 16 ans et Visconti, dont le film Mort à Venise adapté du roman de Thomas Mann est la réponse que Guy Brunet donne pour parler de la création. “ Aschenbach, écrivain dans le roman et musicien dans le film, dit-il, sera confronté à Venise au paradoxe de l’artiste, dont le destin est de créer la beauté par l’esprit et l’effort, et qui se retrouve devant un adolescent, symbole de cette beauté recherchée. ” La création reste un mystère.
Quand il parle de Mort à Venise, Guy Brunet fait resurgir la peinture. Le début du film qui voit un bateau entrer lentement dans le port lui fait penser à Turner. Et quand il parle de ses portraits, il renvoie aux documentaires de Raymond Depardon sur les paysans. Grand écart culturel ? Non. Guy Brunet vous entraîne sur la multiplicité de la création, pas de frontières entre les genres, mais une transversalité qui ne vient pas de nulle part. C’est à Jean Mamez, son professeur aux Beaux-Arts du Mans, qu’il doit cette ouverture d’esprit. Jean Mamez parlait de tout avec ses étudiants et beaucoup de cinéma. Et pour cause. En 1945, il participe à l’animation du dessin animé de Paul Grimault et Jacques Prévert La Bergère et le ramoneur. Le film sortira définitivement en 1980, après une histoire de production difficile, sous le nom beaucoup plus connu du Roi et l’oiseau. On y voit la bergère et le ramoneur sortir du tableau où ils sont peints pour échapper à la tyrannie du roi Charles-V-et-Trois-font-Huit-et-Huit-font-Seize. Jean Mamez fut aussi le créateur d’une mosaïque pour le lycée Washington et c’est lui également qui réalisa la fresque du foyer de l’ancien théâtre municipal du Mans. Le théâtre a été détruit, mais des morceaux de la fresque sont conservés par les musées du Mans. Le professeur avait sa propre interpétation des couleurs : la rouge étant la connaissance ; le blanc, la pureté primitive ; le noir la substance universelle et l’obscurité des origines.
Encore et toujours
La discussion avec Guy, qui perpétue la méthode Mamez, enrichit l’autre. Elle est un perpétuel va-et-vient entre les différentes expressions artistiques et culturelles auxquelles il faut ajouter la littérature. Baudelaire fait partie de ses lectures presque obsessionnelles. Les écrits sur l’art, par exemple, un livre qui l’accompagne depuis des années et qu’il lit et relit sans se lasser. Car il est comme ça Guy Brunet, et pas seulement avec les livres. Quand une oeuvre lui plaît, il la lit, la relit, la regarde et re-regarde jusqu’à satiété. C’est ce qu’il a fait avec Mort à Venise et aussi Aguirre, la colère de Dieu, de Werner Herzog. Il est capable de passer un film en boucle, inlassablement, pour y découvrir à chaque fois une image, une couleur, une peinture en puissance. L’exposition de l’Espal est importante pour Guy Brunet car le lieu permet un accrochage de dizaines d’œuvres. Imaginons côte à côte ces portraits, dont le regard nous interpelle. La juxtaposition, voire l’accumulation, est impressionnante et le spectateur se retrouve face à une constellation de regards qui peuvent créer une sorte de sidération. Non pas celle qui vous fige sur place, mais celle qui vous empêche de détourner le regard parce que vous êtes bouleversés par la force et la beauté, si proches du réel qu’elles en deviennent obsédantes. Nous aurions pu aussi parler des masques dont l’idée “ simplissime ” était de faire passer la peinture devant la peinture, le portrait devant un autre portrait. C’est-à-dire de faire un tableau dans le tableau en cachant partiellement le portrait par un autre portrait emprunté à l’histoire de la peinture et de créer une image qui perd le spectateur.
Nous aurions pu aussi parler des crânes, autre forme de portraits qui sont exposés à l’Espal et qui figurent la Vanité, un genre très répandu à l’époque baroque et dont le plus bel exemple, La Vanité de Philippe de Champaigne, est au musée de Tessé au Mans. Encore une fois, le passé n’existe pas. Il fait partie intégrante de ce qui nous constitue, de ce qui constitue l’artiste. Et l’aujourd’hui dans tout cela ? Quelle est la place d’un tel artiste dans l’art ? Là encore la réponse est désarmante. “ Je ne suis pas à la mode, et cela ne me chagrine pas.” Cela ne le préoccupe pas non plus. L’idée qu’il pourrait être à la mode le fait rire. Ce qui le préoccupe, ce qui le pousse, ce qui l’aspire, c’est “ le sentiment d’avoir un truc à faire. J’ai tout à faire, tout à apprendre notamment dans les économies de moyens. ” L’artiste ne se lasse pas de peindre. Le plaisir est intact, stimulant, immuable. “ Je n’ai pas assez fait, j’ai encore tout à faire ”, répète-t-il dans un sourire.Son désir : “ Regarder encore et encore Velasquez, pour apprendre encore et encore. ”
• MARIE-AIMÉE IDE
Du 10 janvier au 30 mars 2014, L’Espal au Mans accueille l’artiste Guy Brunet pour une exposition dédiée aux portraits. Vingt ans après, le peintre retrouve ce lieu pour un événement culturel important par le nombre d’œuvres exposées et par ce thème qui a traversé l’histoire de l’art : le portrait.