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Lève-toi et crie !

MUSIQUE

Rencontrer Christophe Bell Œil, c’est faire la connaissance d’un quadra au caractère entier, désarmant de gentillesse autant qu’armé de doutes et de contradictions étalées sur la toile… Ou plutôt sur les toiles, car l’homme est peintre, mais aussi dessinateur, chanteur, auteur de poèmes, de chansons et de romans.Et comme il le dit  lui-même, il « vient là pour que ça déchire, pas pour dire bonjour au public ».

L’honnêteté de son engagement artistique, c’est effectivement ce qui saute aux yeux d’emblée. Que l’on se prenne d’affection pour la galerie de monstres qu’il décrit tant en musique qu’en couleurs ou que l’on rejette complètement son travail, il reste un artiste à l’expérience riche et chaotique. Construisant jour après jour une œuvre singulière, bigarrée et façonnée par les intempéries traversées au cours d’un voyage personnel, qui peut résonner en chacun de nous.Dans l’atelier que Christophe Bell Œil s’est construit au fond du jardin, comme un abri où laisser libre cours à ses « folies douces », la conversation s’engage tout naturellement sur son parcours, à commencer par ses années de « formation ». Le traumatisme des années de collège vécues dans l’angoisse et la peur, puis le chaos d’une orientation maladroite, et dès l’âge de seize ans, une obsession qui le poursuit encore aujourd’hui : le refuge dans le travail. « Je dessinais toutes les nuits, de façon compulsive. Et lorsque je découvre la bande dessinée, c’est une véritable révélation. » Un début de réponse à une question centrale pour lui, et qui hante d’ailleurs ses premières chansons : « Tu fais quoi dans la vie ? »

L’immersion dans la BD, fruit d’une rencontre avec un camarade de lycée lui-même dessinateur, le conduit à recopier pendant trois ans de suite des planches intégrales de comics et de BD franco-belge, « tout ce qui me passe sous la main ». Le dessin devient « la bouée de sauvetage », qui lui permet de sauver une scolarité dans laquelle il est fort mal à l’aise. Cela lui vaut même un 20/20 en arts plastiques au bac. En toute logique, il intègre alors une école d’arts appliqués à Poitiers où, là encore, le soulagement vient de la masse de travail qu’on lui demande de fournir. Christophe Bell Œil agit alors comme il agit encore aujourd’hui, en « autodidacte passionné qui adore retourner à l’école ».

 

En quête de soi

 

Des cours d’arts appliqués à la fac d’arts plastiques de Rennes, le jeune artiste produit énormément. En quelques mois, il accumule une centaine de tableaux, dans lesquels il développe ses thèmes de prédilection : la monstruosité, la difformité et le sentiment d’exclusion qui en découle. Mais aussi la recherche de soi, de ses origines, les douleurs de l’enfance, la quête initiatique… Si les années d’expérience lui enseigneront plus tard la nécessité de conserver un rapport distancié à la création, et si de son aveu-même, il « refuse aujourd’hui de souffrir » pour peindre ou écrire des chansons, l’homme n’en reste pas moins, à 20 ans comme à 40, le « matériau » essentiel à son propre travail. C’est bien ce matériau que Christophe façonne lorsqu’il s’intéresse bientôt à la psychanalyse, « avec la volonté de tout faire ressurgir, de ne rien s’épargner ». Ses œuvres graphiques n’agissent pourtant jamais comme un déversoir d’émotions un peu pathétiques. Elles subliment la violence et la laideur éventuelle de leurs sujets par un dessin exigeant, des courbes harmonieuses, des contrastes de couleurs qui interpellent. Son positionnement artistique est radical et on pense peut-être à Egon Schiele en voyant ses toiles, comme on citera volontiers Léo Ferré en écoutant ses chansons.

 

Le cri

 

La musique justement. Elle surgit à l’âge adulte avec la même évidence soudaine que le dessin à l’adolescence. Une nouvelle fois, il s’y donne corps et âme, de façon boulimique, juste accompagné d’un accordéon, simple outil pratique pour inventer des mélodies. L’image « chanson populaire » de l’instrument, opposée au son lancinant, obsédant qu’on peut en retirer, correspond bien à l’univers musical de Christophe Bell Œil. Des chansonnettes à faire peur aux enfants. A cette époque, les chansons singulières du jeune autodidacte séduisent Thierry Lépicier, guitariste virtuose angevin et producteur musical, avec qui Christophe fonde bientôt Bell Œil, le groupe… L’un écrit, compose et chante, l’autre devient le pilier de « l’entreprise », un véritable manager. Commence alors une période un peu folle : « Je rencontre en Thierry une personne qui me donne tout ce qu’un chanteur attend : tu fais ce que tu veux, tu es le chef ! » Et ça marche.

On est en 1995 et peu de temps suffit pour faire de l’espoir de la scène locale, un véritable petit phénomène de la chanson française, alors en plein renouveau. S’ensuivent quatre années intensives de concerts à travers toute la France, jusqu’à la sortie du premier disque, Le Cri, en 1999. L’année suivante, celui-ci sortira une seconde fois, avec une distribution nationale. En l’espace d’un an, on leur offre tout : les Francofolies, le festival Chorus des Hauts-de-Seine, le Printemps de Bourges, et même une tournée en Sibérie ! Avec cet album au son très acoustique, le groupe est approché par des labels d’envergure nationale et signe avec un éditeur célèbre qui affiche à son catalogue des artistes très connus, notamment Portishead. Christophe Bell Œil se souvient d’ailleurs de cette période avec une certaine incrédulité. « On t’appelle de partout pour te dire : t’es un champion de la vie ! Tu plonges dans l’univers de l’enfant-roi. Uniquement parce que tu existes, ça suffit pour être solaire. C’est évident que tu tombes dans le panneau. »

 

Cabossé(s)

 

Tout réussit alors à la formation, dont les concerts sont pleins et les disques se vendent bien. Incontestablement, ils ont su trouver un public. Quand vient le moment d’enregistrer à nouveau, ils n’ont qu’un souhait : « Casser le jouet, être plus radical dans l’écriture, aller plus loin. En plus, cela va de pair avec un bond dans les moyens accordés : un gros chèque, un gros studio... » Cabossé, leur deuxième album, sort en 2002 et le groupe se confronte alors à l’envers d’une grosse « machine très gentille, peuplée de gens très gentils... que tu ne revois pas au deuxième   CD ».

Le disque, sans doute trop difficile, n’est pas un succès commercial et les salles se pressent moins pour les programmer. Ils rebondiront quelques temps plus tard  grâce à un album hommage à Léo Ferré, splendide démonstration de rock expressionniste et exalté.

 

« Créer l’accident »

 

Cette exaltation prend toute son ampleur sur scène. Une scène à laquelle Christophe est très attaché, car elle lui donne la possibilité de mettre en application son travail d’interprétation, d’incarnation des personnages qui peuplent ses textes. Un travail une fois encore compulsif, qui permet, le moment venu, de « laisser place à l’imprévu, de créer l’accident dans l’instant, ce qui redonne de la spontanéité ». Pour parvenir à ce stade, il emprunte des chemins parfois excessifs :             « Pendant un an, avec l’aide du metteur en scène Franck Trillot, j’ai fait un travail uniquement sur les textes, sans jamais les chanter, comme au théâtre. J’étais dans une usine désaffectée, je dormais dans le froid, je courais, les yeux fermés, avec un sac de quinze kilos sur le dos. Je mettais mon corps à mal pour que chaque mot, une fois délivré, soit incarné. Tous les mots devaient sonner sur scène comme la première fois que je les disais. Faut faire croire ça aux gens à chaque fois, et le seul moyen, c’est le travail. » Les états qu’il traverse en représentation, cette nécessité du lâcher-prise au moment opportun, lui imposent une discipline sans faille. Sportif, il soigne son corps, une matière dont il use sur scène comme on joue une partition et qu’il cherche par conséquent à dépasser pour aboutir au spectacle le plus sincère.

 

Une parole directe

 

Son œuvre plastique dépend également de ce recours à une fragilité relative. Il ne s’agit plus d’éclat de voix ou de torsions du corps mais plutôt d’une part de hasard que Christophe Bell Œil laisse intervenir dans la composition d’une toile. « La peinture, c’est chouette quand ça commence à dégouliner. Dans l’acte, ça n’est jamais cérébral. Ça l’est tellement avant que, au moment où je peins pour de vrai, je ne peins plus. En fait, ça peint. » Quand il réalise une planche de BD, c’est un peu la même histoire. Il s’attaque à la page simplement à main levée, en empreinte directe et sans y revenir au feutre noir ou à l’encre, car « le cri est dans le crayonné, pas dans l’encrage ». Bell Œil évite ainsi de polir ses dessins, de les rendre respectables. Son expérience d’auteur est à l’avenant. Un homme en morceaux, le roman qu’il publie en 2013, subit dans les derniers temps de relecture, des modifications d’ampleur. D’abord écrit à la première personne, le livre est réécrit pour prendre la forme d’un long texte que l’auteur adresse au personnage principal, utilisant le « tu » de façon systématique, presque dérangeante. Une nouvelle illustration de la place qu’accorde l’artiste à la parole directe, brute, brutale parfois.

Peut-il concevoir sa pratique autrement ? Sa réponse semble assez claire : « C’est toujours moi le mec qui crie, je ne me vois pas faire autre chose. »

 

« Des rôles bien répartis »

 

Il apparaît sans doute difficile dans ce cadre de l’imaginer partager le gâteau... De fait, s’il se nourrit des rencontres, et si les expériences de groupe restent des moments inoubliables, il envisage la création comme un acte solitaire : « Selon moi, le processus créatif est de l’ordre du singulier et fait appel à une solitude. Si on bosse avec une seconde personne, on est déjà dans du “commun”. C’est une porte qu’on ouvre, bien sûr, mais c’est aussi une porte qu’on ferme. » Bell Œil se consacre aujourd’hui à des projets solo, fruits de collaborations où « les rôles sont bien répartis », comme celle qu’il mène actuellement avec le musicien-arrangeur Marc Leroy autour du disque et du spectacle Ferdinand. Ainsi, dans cette comédie musicale très inspirée par les musiques de films et que Christophe Bell Œil qualifie lui-même de        « chanson-cinéma », l’un écrit et compose, l’autre apporte des arrangements de cordes aux allures baroques.

 

Une aventure toujours recommencée

 

A la suite de cette création, il y en aura une autre, et puis une autre, sans aucun doute. Il avoue innocemment, « je ne pourrais jamais faire autre chose que de l’art. Le sens de ma vie, c’est ce que je fais, et depuis toujours. Pour tout le reste, il me faut faire un petit effort. » Prenant du recul sur l’épisode intense constitué par les années passées avec le groupe, il raconte : « Quand tu compares avec le mec de chez Thomson qui fait vingt ans de boîte et qui se retrouve au chômage, eh bien c’est la même chose pour moi. J’ai connu un boulot, on va dire chanteur, qui a bien marché. Et puis j’ai été au chômage quand j’ai perdu le groupe. J’ai perdu une reconnaissance sociale. Eh bien, après plusieurs années, j’ai repris parce que j’étais devenu quelqu’un d’autre. Et je reviens uniquement pour faire un truc qui déchire à mes yeux et c’est tout ! »

Comment ça marche un homme ? Petit un, ça tombe, petit deux, ça se relève… 1

                                                   • CAMILLE ALFONS & HÉLÈNE DESCHÈRE

1 / Extrait de la chanson « Avance », tirée de l’album de Bell Œil : Un corps, Gautier, le ressuscité paru en 2005.

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