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«  Je savais ce que je ne voulais pas : que mon jardin ne soit qu’un décor, une toile de fond à des sons conceptuels sans aucune cohérence. » Telle fut la première réaction de Manuela Dumay lorsqu’elle apprit que son jardin était sélectionné pour être sonorisé. Hybrider sons et plantes, l’entreprise pouvait paraître saugrenue. L’expérience était possible, mais pas n’importe comment, ni avec n’importe qui. L’hybridation ne devait pas être stérile. La double exigence fut exaucée. Le jardin allait être sonorisé par deux jeunes designers sonores, Florestan Gutierrez et Antoine Châron, tout jeunes diplômés de l’école des beaux-arts du Mans, l’ESBAM (voir encadré).

 

Pour l’habitante des lieux, il fallait que la mise en son du jardin apporte une autre dimension, en donnant à voir ce qui ne s’entend pas, comme à entendre ce qui ne se voit pas. Il ne fallait pas que la nature, les plantes, la petite faune, soient écartées du projet. Les sons devaient permettre aux visiteurs de mieux les voir et d’aller vers l’infiniment petit. Vers le microcosme. Mais aux sons et aux végétaux allait s’ajouter un autre élément : celui de la marche. Pour mieux sentir le jardin et percevoir les sons, une marche méditative et lente apporterait une sorte de plénitude pour permettre au visiteur d’aiguiser toutes ses perceptions, en se mettant dans un état d’ouverture au monde.Voilà donc les ingrédients avec lesquels nos deux designers sonores auraient à composer : le végétal, la petite faune et la marche méditative.

 

Loin de les effrayer, le défi leur plut. Commença alors ce qu’Antoine Châron appelle « un processus de création participative ». Tout cela se fit en étroite collaboration avec Manuela Dumay.Pour le lecteur, il faut imaginer le jardin : sa situation, sa taille, sa disposition. Le jardin est en contrebas d’une terrasse, on y accède par un escalier. Il est petit et, obstacle à franchir obligatoirement par la création sonore, il est en plein centre-ville et « bénéficie » donc déjà des bruits de la cité.

Qu’à cela ne tienne, des propositions furent faites par Manuela Dumay :

« Je voulais un son d’introduction qui convie à l’intériorisation. Je voulais des voix graves, gutturales, des sons apaisants. L’inverse du cri. » Le premier son, celui qui accueille le visiteur-marcheur, doit être une résonance qui fait vibrer ce que l’on a de plus intime, donc de plus universel et de plus universellement partagé. Et Manuela Dumay de poursuivre : « Chacun doit être invité à se rendre disponible à ce qu’il va voir et à ce qu’il va entendre. Pour être disponible, il faut être apaisé, calmé et ouvert. »

 

Le bol et les haut-parleurs

 

Le jardin, lieu intime et artificiel, n’existe que par la main qui lui apporte les soins nécessaires. Par conséquent, il se mérite donc. Du moins dans le cadre du projet qui nous préoccupe, où création artistique et création botanique vont s’unir. L’élément premier de cette union est l’escalier, franchissement indispensable pour cette visite qui commence par la descente de quelques marches. Cet escalier ne demande pas, comme dans la descente aux Enfers de Dante, de laisser toute espérance, il est au contraire l’élément déclencheur de tout ce qui va suivre. Il est la porte et le seuil vers ce que la marche va déclencher dans quelques instants.

 

L’escalier est un espace de transition vers un autre univers. Vers cette marche dont l’objectif est de nous faire redécouvrir que nous sommes des êtres de perceptions, en contact avec le monde extérieur.Le premier son qui va permettre de franchir le seuil du jardin est celui du bol tibétain aux sons graves souhaités par notre hôte. Ce bol chantant met le visiteur en contact avec le sol. Le son place le marcheur en bas de son corps et va aider à la concentration qui doit être rapide, car le lieu est petit. C’est là qu’interviennent nos créateurs sonores qui ont imaginé un scénario pour le jardin : des histoires de mouches et de fourmis qui font de la bicyclette, avec pour personnage central la statue de Robin Bon Garçon, endormie à l’ombre d’un lierre (voir encadré). Pour Antoine Châron, il fallait faire preuve de délicatesse et aller à contre-sens « du marketing qui sollicite le consommateur de manière un peu grossière, parce que, précisément, nous avons perdu notre sensibilité. »

 

Deux autres bons garçons

 

Antoine Châron et Florestan Guttierez ont mis au point un logiciel qui permet aux petites structures, comme des musées ou des jardins, de concevoir une diffusion sonore en cohérence avec les dimensions du lieu. Cinq haut-parleurs, invisibles pour le marcheur, sont répartis dans le jardin et nous permettent une plongée dans l’infiniment petit. Toute la concentration doit alors être dédiée à la perception et non à la technique. C’est pour cela, ajoute Florestan Guttierez, « que la hauteur du son est importante. Plus le son est bas, plus il faut tendre l’oreille. » Les sons deviennent des sortes de « loupes sonores » sur le monde microscopique. Le marcheur entendra les baisers que la mouche veut déposer sur le front de Robin, Le Bel Endormi ; il percevra le grincement de la bicyclette rouillée et entendra le cliquetis des aiguilles à tricoter des vers de terre.

 

Toute la prouesse technique de nos designers aura pour effet de gommer le monde extérieur, d’effacer le brouhaha de la ville si proche, de nous épargner la pollution sonore du monde d’à côté, du dessus. La création sonore du parcours est en cohérence avec le bol tibétain du début car l’une et l’autre permettent de s’abstraire des bruits annexes. Mais pas de ce qui se passe dans le jardin au moment précis où l’on y marche. Nous plongeons dans des mondes engloutis, respirons la verveine odorante et la menthe, entendons le monde minuscule, admirons le rosier Phillis Bide, la capucine, le pommier fleurs.

 

Lors d’une répétition technique, une spectatrice qui eut le privilège, avec d’autres, de tester le parcours végétal et sonore, dira : « Le son a attiré mon regard vers les perles qui ruissellent sur les feuilles. » La magie a donc opéré : les plantes, les fleurs n’ont pas été évincées par les sons. Le mûrier, la sarriette, le cierge d’argent, le genévrier, le buis et la pivoine ont été respectés, leur domaine magnifié. Tous les sens sont ouverts, aucun ne prenant le pas sur l’autre.Le mariage est magnifique. Les sons des designers ont épousé la flore et la faune du jardin de Manuela. Les pas lents du marcheur l’ont fait voyager dans des univers merveilleux et souterrains, tout en privilégiant l’ouverture au monde.

Pour David Le Breton 1, sarthois professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, « la marche mène à tous les savoirs. ». La formule est parfaite en ce qui concerne le voyage que nous venons de faire à travers les sons et les végétaux. Les premiers se sont mis au service des seconds et ont permis aux plantes d’être au centre de la création artistique et de l’attention du marcheur. Comme le dit Francis Hallé 2, le botaniste qui a dirigé la mission du Radeau des cimes : « Ne répétons pas l’erreur de Noé » qui, dans son arche, a oublié d’emporter avec lui les végétaux. Dans le jardin de Manuela, l’erreur est réparée.

•  MARIE-AIMÉE IDE

 

1/ LE BRETON, David. Marcher, Éloge des chemins et de la lenteur. Paris, Métailié 2010.

2/ HALLÉ, Francis. Éloge de la plante, pour une nouvelle biologie. Paris, Éd. du seuil, 1999.

Du son et du lierre

Antoine Châron et Florestan Guttierez viennent tout juste de créer leur entreprise de design sonore, baptisée Sound to Sight.

Dans le cadre d’Entre Cours et Jardins, qui se tient fin septembredans le vieux Mans, ils ont réalisé la mise en sonde six jardins chez des particuliers.Dans chacun de ces lieux, les créateurs ont dû composer avecl’espace extérieur, la philosophie du lieu et celle de son occupant.

SONIFICATION

Le personnage central du jardin, Robin Bon Garçon, est paisiblement allongé sous le lierre. Il sera, pour nous, le lien entre le monde visible et l’infiniment petit. Ce Robin est l’homme à tout faire d’Obéron, le roi des fées. Il est le Puck ou Robin Goodfellow de la pièce de Shakespeare Le Songe d’une nuit d’été. Pendant que la fourmi pédale et que le ver de terre tricote sous le buis, il se repose de son dur labeur. Robin Bon Garçon fait partie de la famille des gobelins ou des lutins. Dans la pièce de Shakespeare, Robin sera à l’origine de la confusion des sentiments entre plusieurs personnages. Sur l’ordre de son roi, il déposera sur les paupières endormies de Lysandre et de Titania, la reine des fées, le suc d’une fleur qui a le pouvoir de rendre amoureux de la première créature rencontrée celui qui se réveille de ce sommeil ensorcelé.

Mais, Robin, au-delà de ses facéties, est d’un naturel soigneux, comme tous les gobelins. Il vient nettoyer les maisons la nuit avec un balai de genêt (peut-être est-ce en hommage mérité à Robin que le vieux Mans est parfois appelé cité Plantagenêt ?).

Nous aurons donc compris que le jardin de Manuela appartient au monde des fées et qu’il est entretenu la nuit par Robin Bon Garçon, car le jour ce dernier dort sous son lierre. Il y a de fortes chances pour que l’ordonnatrice des lieux ait fait de lui son assistant.

QUI EST ROBIN NON GARÇON ?

Antoine Châron et Florestan Guttierez sont tous deux issus de la première promotion de design sonore de l’École supérieure des beaux-arts du Mans. Il s’agit d’une formation unique sur le plan international, qui a construit un partenariat avec l’ENSCI (École nationale supérieure de création industrielle), l’IRCAM (Institut de recherche et de coordination acoustique musique) et le LAUM (Laboratoire d’acoustique de l’université du Maine). Les deux complices se complètent par des formations communes et différentes. Antoine s’est orienté vers la musique, avec l’objectif de faire le lien avec le design. Florestan s’est, lui, perfectionné dans le design « Espace de la cité ».

En 2012, ils ont été lauréats du prix d’initiative du Crédit Agricole, portant sur des solutions innovantes, technologiques et humaines. Ils sont aussi lauréats du concours national de design Créapolis, sur les questions d’innovation sonore pour les seniors. Ils ont créé leur entreprise Sound to Sight, dont l’objectif est de donner du sens au son, et inversement. Ce qu’ils ont parfaitement réalisé dans le jardin de Manuela Dumay.

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