L’appel d’offre émis par la Setram, la régie qui gère les transports en commun du Mans, avait une directive limpide : « L’œuvre, c’est vous qui la créez, mais c’est nous qui allons vivre avec. » Un art de la litote qui précise, malgré tout, les contours d’une contrainte inaliénable pour les futurs concepteurs : la fonctionnalité du tram. « Ouverture des portes côté droit. Direction L’Espal. Prochain arrêt Parc Monod », autant d’annonces et d’informations qui doivent impérativement s’entendre et se comprendre à l’intérieur des rames. Au lieu de considérer ces injonctions comme un frein à leur création, Martin Gracineau et Delphine Bretesché se sont appuyés dessus pour construire leur œuvre sonore.
Concrètement, à quoi va ressembler votre mise en son du tramway ?
Martin Gracineau : Dans sa forme finale, l’œuvre se positionne à deux endroits du réseau du tramway. Le premier dans les rames, nous allons prendre en charge toutes les annonces diffusées dans le tram et, le second, dans une dizaine de stations où seront diffusées des créations sonores. Nous souhaitons utiliser uniquement des sons qui proviennent du territoire manceau. Ce sont donc des Manceaux qui vont nous prêter leur voix : ils vont nous dire toutes les annonces qui seront diffusées dans le tram. Les installations sonores qui vont être placées dans les stations seront, elles, constituées de sons qui sont enregistrés au Mans. Il s’agira de paysages sonores qui seront un peu manipulés, ainsi que de compositions faites autour des sons du quotidien. Nous avons donc une double campagne à mener dans les mois qui viennent, nous l’appelons la récolte : une récolte des voix des Manceaux et des sons de la ville.
Delphine Bretesché : Deux silos : celui des voix et celui des matières. On a préféré ce terme de silo à celui de banque de sons. On récolte, donc, pendant les trois mois que nous allons passer au Mans. Nous allons enregistrer à peu près deux cents personnes. Il ne s’agira pas d’un casting pour choisir la plus belle voix pour figurer dans le tramway. Les personnes vont enregistrer pour le silo des voix. Et ce silo sera consultable sur le site internet. Cela va nous permettre d’avoir une photographie sonore des voix du Mans : des voix d’enfants, de personnes âgées, de jeunes gens, des hommes, des femmes, des accents, tout ce qui peut paraître comme un défaut, toute cette diversité-là nous intéresse.
MG : Pourquoi avons-nous fait ce choix-là ? Parce que ce qui nous importait, c’était d’abord d’avoir une bienveillance dans l’accueil. Moi, je ne me sens pas bien reçu quand je rentre dans un tram où je suis accueilli par une voix d’ordinateur qui n’est souvent même pas aussi bonne que celle de mon GPS. Il y a là un côté franchement inhumain. C’est pour ça que nous avons fait le choix de voix réelles. Nous aurions pu choisir des acteurs, mais cela ne nous paraissait pas intéressant d’avoir toujours les mêmes voix. Ensuite, le deuxième écueil qui nous paraissait important d’éviter, c’était que la voix qui annonce une station soit toujours la même. Il fallait qu’il y ait de la variabilité. Chaque arrêt sera donc dit par cinq voix différentes et qui vont être tirées au hasard. On aura une chance sur cinq d’entendre la même voix au même arrêt.
D’un point de vue strictement esthétique et formel, il y aura évidemment plus de liberté artistique pour nous dans ce que nous proposerons dans les stations. Là, on se rapprochera beaucoup plus de ce qu’on peut appeler l’art sonore. Ce n’est pas pour autant que le geste que l’on pose n’est pas artistique : il ne se situe pas dans l’esthétique ou dans la forme, mais dans cette gestion de la contrainte.
Quelles sont les idées qui ont nourri votre réflexion au moment de la conception de ce projet ?
MG : Le projet s’appelle Song-Line. Les songlines, ce sont des cartes chantées par les aborigènes australiens. Au lieu d’être sous forme papier, ces cartes sont représentées par des chants. Qu’est-ce qu’on tire de cette inspiration ? Ça veut dire que c’est possible de représenter un territoire par le son. Dès que l’on égrène la liste des arrêts du tramway, on se projette dans un territoire. Les voix qui ne seront pas utilisées à bord du tramway pourront, de toute façon, être exploitées sur site, dans les stations. Ce nuage des voix dans les stations sera une songline, c’est-à-dire une représentation du territoire par l’oralité.
DB : Le tramway, c’est un bien public. Il va concerner beaucoup de gens, les mettre en contact les uns avec les autres. Il met des territoires en contact. Comment est-ce que nous, par une création sonore, nous pouvons jouer avec ça ? Comment est-ce que l’on peut construire ce lien-là ?
MG : C’est un transport en commun. Donc, faire appel à la diversité des gens du territoire, c’est aussi une manière d’affirmer que c’est un bien commun. C’est quelque chose qui nous rassemble. Une des raisons qui a prévalu pour notre idée des créations sonores qui seront dans les stations, c’était de mettre en avant ce que fait un tramway : mettre en contact des parties du territoire qui sont éloignées et qui se rapprochent du simple fait qu’il y ait un tram. Ce qu’on va faire dans les stations, c’est faire entendre les sons de l’autre bout de la ville. Un peu comme si le tramway ramenait ces sons-là.
DB : Le tramway, avec ses allers-retours, irrigue le territoire. Ce terme d’irrigation poétique nous plaisait bien. Il irrigue, et donc, il transporte des sons. L’idée des créations sonores pour les stations, ce n’est pas d’avoir des sons de cloches devant l’arrêt de la cathédrale ou des sons de 24 Heures du Mans aux abords du circuit. Ces créations sonores seront réglées à un volume qui permet la conversation. S’il y a beaucoup de bruits autour, on n’entendra pas la création et ce n’est pas grave. L’idée, ce n’est pas d’imposer quelque chose. A l’écoute, à un moment, il y aura même des plages de silence. Qu’est-ce qu’on pourra entendre à ce moment-là ? On entendra le paysage sonore qui est autour de soi et que l’on n’écoutait pas forcément avant. Par ces plages de silence, nous souhaitons faire redécouvrir aux Manceaux le paysage sonore qui les entoure.
Pour beaucoup de gens, le design sonore est un concept plutôt flou. Comment définiriez-vous cette discipline méconnue ?
MG : On parle aussi de conception sonore. Moi, je préfère le terme de sonification. Pour moi, ce n’est pas que fabriquer des sons. Cela en fait partie mais ce n’est pas qu’inventer des sons. C’est un geste où on essaie de voir comment on va mettre en œuvre du son. Décider que, dans certains espaces, il n’y aura pas de diffusion de son, mais du silence ou du son brut, sans effets. C’est déjà de la conception ! C’est même un geste très fort. Pour moi, la conception sonore commence à ce moment-là. L’épure, par exemple, peut être une solution. Que va-t-il y avoir comme son dans cet endroit-là ? C’est le premier pas du design sonore. Ce n’est pas parce que, dans les sons embarqués, il n’y aurait pas un côté très spectaculaire, avec une revendication esthétique très forte, que ce n’est pas une œuvre, au contraire.Il y a une manie extrêmement répandue chez les concepteurs sonores : pour faire de la conception sonore, il faut faire du Star Wars. Il faut habiller les sons et en mettre plein les oreilles.
Je pense que non. Le geste petit, le geste fin, c’est vraiment par ce biais-là que l’on commence à faire de la conception sonore. Pas en fabriquant des effets Star Wars. Pour moi, ça n’est pas inventer des sons. C’est faire une proposition sur la forme qu’on veut donner aux sons que l’on va donner à entendre. Ce n’est pas du tout la même chose.
DB : Sur la conception de cette œuvre-là, nous ne sommes pas partis sur de l’habillage sonore, sur la solution qui consiste à simplement mettre du son dans le tramway. Nous avons choisi le fait que l’œuvre interroge à la fois l’intérieur du tramway, au cours de sa circulation ; et, à l’extérieur, dans certaines stations. Comment met-on en place une installation pour que cette œuvre soit vécue par les habitants comme une création sonore? On ne voulait pas avoir un public captif : des personnes qui montent chaque jour dans le tram pour aller au travail et qui sont obligées de subir un habillage sonore agressif. Là, nous sommes sur une vraie thématique d’art contemporain et d’une création dans l’espace public qui met les gens en contact.
Après trois mois de résidence au Mans, les deux « sonificateurs » entreront en studio chez eux, à Nantes. Trois mois encore de travail seront nécessaires à la mise en forme de ces récoltes de son. Les voix des personnes qui n’auront pas été sélectionnées resteront consultables en ligne sur le site internet du projet. Martin et Delphine envisagent même de s’en servir ultérieurement pour fabriquer une nouvelle installation sonore. Le résultat final devrait être intégré au réseau du tramway dès la fin du premier trimestre 2015.
• PROPOS RECUEILLIS PAR YANN LEDOS
Les ingénieux du son
SONIFICATION
Delphine Bretesché et Martin Gracineau. La première est plasticienne et écrit de la poésie.
Lui est compositeur et concepteur sonore. Ensemble, ils viennent de décrocher un appel d’offre pour concevoirla mise en son du réseau du tramway. Pendant trois mois, de septembre à décembre 2014, ces deux Nantais s’installent au Mans pour enregistrer la ville et ses habitants.